ثقافة Regards croisés sur la cinéphilie au Maghreb: Quelle histoire, quelles institutions, quelle culture cinématographique et quel avenir?
Qu’est-ce que la cinéphilie ? Est-ce uniquement l’amour du cinéma ou bien est-elle ce concept mouvant qui dépend du contexte politique, sociale et aussi technologique dans lesquelles elle prend forme? Est-elle, comme l’estime le cinéaste Nouri bouzid (présent à cette rencontre) un phénomène qui peut être semblable à celui de l’amour du football qui remplit les stades tous les jours d’une façon incroyable ? C’est autour de ce thème que s’est tenue une table ronde modérée par l’historienne Kmar ben Dana et à laquelle ont participé les critiques Tahar Chikhaoui et Ikbal Zalila, le cinéaste Hatem Ben Miled et le public présent dans la salle Tahar Chériaa à la Cinémathèque tunisienne, table ronde organisée dans le cadre d’une initiative de l’Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain autour de la diffusion de la culture cinéphilique en Tunisie, en Algérie et au Maroc les 21 et 22 décembre 2023.
Différents points de vue se sont exprimés lors de cette rencontre d’abord à travers un prisme historique puisque «la cinéphilie est apparue en France après la deuxième guerre mondiale à l’égard du cinéma américain, les cinéphiles et critiques français ont donné beaucoup d’importance au cinéma américain. Par contre, dans nos pays ex-colonisés, on a emmagasiné autrement la culture cinématographique. On a pris cette cinéphilie à l’égard du cinéma américain, mais on a institutionnalisé les conditions de faire du cinéma » comme l’a précisé Kmar Ben Dana.
Cette idée est corroborée par le critique Tahar Chikhaoui qui estime que « l’amour du cinéma, la cinéphilie est d’abord et principalement française. Pourquoi ? Parce que l’amour du cinéma suppose l’existence d’un objet de cet amour, c’est à dire les films. Il y avait des films dont les cinéphiles étaient fans et ils parlaient de ces films-là. Et ces cinéphiles en général quand ils parlaient de ces films, il y avait un réservoir, un stock d’images qui constituaient l’objet de cet amour du cinéma. La deuxième chose, la cinéphilie n’est pas de l’ordre de la critique même si elle prenait de façon anecdotique et éphémère, la forme de la critique. C’était juste l’expression de faire des films, Rivette ou Godard ou Truffaut disaient qu’ils écrivaient car ils voulaient faire des films. La cinéphilie est en lien avec le faire cinématographique. Ca été possible pour ces cinéastes là en France ».
Mais Chikahoui attire l’attention sur une spécificité tunisienne en avançant que « le problème de la cinéphilie en Tunisie, c’est que le passage de la cinéphilie au faire cinématographique est plus rapide. Nouri Bouzid est un grand amateur de films, est tout de suite est passé au faire, pourquoi ? Parce que ce stock d’images qui aurait pu faire partie de l’amour du cinéma n’existait pas alors que la nécessité de faire du cinéma était impérieuse et essentielle. Du coup la cinéphilie a été un peu victime de ce passage rapide et impérieux de l’amour du cinéma à la réalisation. C’est comme ça que je conçois les choses. Parler de cinéphilie en Tunisie est un peu exagéré. Par contre ce qu’on remarque c’est qu’il y a des amoureux du cinéma en Tunisie mais très rapidement, du fait de cette absence de cet objet du cinéma ou du fait que l’objet de l’amour du cinéma était très lointain ou colonial, ils sont très vite allés vers le faire cinématographique. C’est une cinéphilie qui était confrontée à moins d’obstacles et qui avait la voie libre pour la réalisation. Aussi bien pour le Maroc et l’Algérie ».
Chikhaoui précise cependant que le faire cinématographique a plusieurs facettes : « il peut s’agir de réalisation de films mais il peut s’agir aussi de la mise en place d’institutions tels que les festivals, les écoles de cinéma, les maisons de culture, les festivals de cinéastes amateurs, la fédération des ciné-clubs. Les années 60, c’était la période des institutions : les JCC, la Satpec, la fédération des cinéastes amateurs, celle des ciné-clubs. Je dirais que c’est la période de naissance des institutions et des cinéastes. Il faut aussi attirer l’attention que le cinéma était une affaire d’hommes à part quelques exceptions. C’est une question essentielle dans l’histoire de la cinéphilie. Ce qui fait qu’il y a quelque chose d’un peu tardif qui est arrivé lors des années 80 et 90, on peut peut-être parler à ce moment de quelques frémissements de gens qui aiment le cinéma et qui aiment montrer des films et en parler ».
Et à Chikhaoui de bifurquer vers l’Algérie en évoquant l’expérience de « Chrysalide » qui est « une expérience extrêmement intéressante. Chrysalide est issue d’un groupe de jeunes qui, dans les années 90, en plein cœur de la décennie noire, étaient unis et sont presque tous devenus cinéastes, parmi eux Hassen Ferhani, Lamine Ammar Khodja, Jamel Karkar. Ils étaient dans un groupe dans une époque très difficile, ils avaient en quelque sorte besoin de former quelque chose qui puisse les protéger du contexte dans lequel ils étaient. Ils fréquentaient une salle de cinéma en particulier. Après, on a compris que l’amour partagé du cinéma de ce groupe a donné lieu naturellement à des cinéastes malgré les difficultés des institutions sinistrées, cela n’a pas empêché qu’ils passent de l’amour du cinéma vers la réalisation de films ».
L’homme de Cendres de Nouri Bouzid fut-il le premier film tunisien à déclencher une cinéphilie de masse ?
Prenant la parole, le cinéaste Hatem Ben Miled revient sur l’aspect historique de la cinéphilie en évoquant la France, le stock d’images, « L’homme de cendres » de Nouri Bouzid, la télévision et la nouvelle génération de cinéastes. Ben Miled considère que la cinéphilie « s’est développée en France après la deuxième guerre mondiale dans l’habitude du public d’aller au cinéma, il y a eu des afficionados qui ont créé des ciné-clubs, etc. par rapport à un stock de référence qui sont les films américains et français aussi. Pour la Tunisie, ce stock n’existait pas. Donc il y a eu un hiatus entre les amoureux du cinéma et un public qui n’existe pas sauf exceptionnellement. Au début, les films tunisiens n’avaient pas de spectateurs. Ce n’est qu’à partir d’un certain moment, quand il y a eu des films où le public s’est retrouvé dans les personnages, dans les histoires racontées comme « L’homme de Cendres » (1986) de Nouri Bouzid qui a été le premier film où il y avait des files d’attente énormes. Et à partir de là, c’est le début du stock et cette chose n’a pas duré très longtemps car la télévision a fait que le public s’est mis à regarder autre chose. Et c’est pour ça que la cinéphilie ne s’est pas développée. Aujourd’hui, il y a une nouvelle génération qui est apparue qui a fait des films formidables différents des films qui ont été faits durant les années 80, 90. Ces films ont apporté un souffle nouveau et on va retrouver d’autres cinéclubs et une autre cinéphilie ».
Sur le déclin des cinéclubs, le journaliste Abdelkrim Gabous a estimé que « le mouvement des cinéclubs a chuté à partir de 77-78, une partie est allée à la politique car la fédération est devenue un lieu de recrutement pour le parti de Hama Hamami à côté du drame de l’arabisation, donc il n’y avait plus cette volonté d’une culture autre que l’arabe ». Mais il a remarqué qu’il y a aujourd’hui un regain du mouvement des cinéclubs, un regain très fort dit-il. « Nous sommes en train de faire de la formation, il y a des projets dans les villages les plus reculés, il y a des projections de films, il y a le projet cinéma fi Houmetna, etc ».
De son côté, l’enseignant et le critique Ikbal Zalila a évoqué la notion de « lieu » estimant que « Lorsqu’on parle de cinéphilie, on se cale sur le modèle du ciné-club et sur des lieux qui sont les salles de cinéma mais il y a aussi l’idée de communauté. Personnellement, je suis un cinéphile solitaire, je n’ai jamais appartenu à un groupe. Cette communauté qu’on peut trouver dans le cadre d’un ciné-club m’interpelle. Dans le contexte de l’époque, c’est à dire les années soixante-dix, c’était une manière de se retrouver en famille et en public, et cette légitimé qui trouvait son essence dans le groupe s’est complètement perdue. Evidemment les gens qui aiment le cinéma, il y en a toujours, sauf que les lieux ont disparu. Le fait de voir un film en groupe et pour éventuellement en discuter, ça devient l’exception à la règle qui est celle de voir un film seul chez soi ».
Zalila enchaîne ensuite sur la notion de culture cinématographique se demandant justement « Qu’est-ce que la culture cinématographique ? Est-ce que c’est un concept figé ou bien est-elle le fruit de générations, de contextes, de technologies, de modes de réception ? » Et au critique d’estimer que « sur une période de 80 ans, ça a beaucoup changé. Se pose aussi la question de la transmission, de qui transmet, à partir d’où, et quelles références ? En tant que pédagogue, je me pose cette question car on ne peut pas se permettre de culpabiliser les étudiants. Il y a parfois involontairement une violence symbolique qui vient de l’idée que celui qui est en face de vous n’a pas les références qu’il doit nécessairement avoir, comme en philosophie, en littérature, sans oublier que c’est un champ qui évolue ». sur cette culture cinématographique, Kmar Ben Dana rajoute une autre dimension : celle de l’écrit en estimant que « la cinéphilie suppose une culture cinématographique, ce n’est pas seulement le fait d’aller en salles, et ça suppose aussi, jusqu’à preuve du contraire, de l’écrit à propos du cinéma et en parler en communauté ».
Abondant un peu dans le même sens, Chikhaoui évoque la dualité « seul » et « en groupe » en rappelons comment la cinéphilie était politisée dans les années 70 en Tunisie. Le critique dit ce qui suit : « l’histoire de la cinéphilie est passée par des étapes différentes. Je pense qu’il y a une forme de cinéphilie un peu solitaire de jeunes qui aiment le cinéma et qui regardent des films chez eux tout seuls, beaucoup de jeunes qui sont devenus cinéastes ne fréquentaient pas forcément les salles de cinéma et ne constituaient pas forcement des groupes, mais ils sont très cinéphiles, ils ont un stock d’images internationales, décomplexé et ces jeunes-là (Apichatpong Weerasethakul le thailandais, Béla Tarr l'hongrois, etc.) ils ont un amour du cinéma travaillé par un désir de faire des films. lls n’avaient pas de familles de cinéphiles, les familles des cinéphiles c’est très fragile, ça n’a rien à voir avec la France mais c’étaient des amitiés minées de l’intérieur telle que l’animosité entre Godard et Truffaut. Cette histoire de famille est réelle mais qui est extrêmement relative car le rapport au cinéma est paradoxal, on est avec les autres sans les connaitre. C’est une communauté nécessaire, elle amène de la chaleur mais son importance c’est qu’elle permet à la faveur de l’obscurité, le fantasme personnel et l’investissement individuel. C’est une forme fragmentée de cinéphilie. En Tunisie, à une certaine période, la cinéphilie voulait dire que tu faisais de la politique. Je suis contemporain d’une génération quand ils discutaient d’un film, c’étaient des discussions interminables sur des questions politiques. C’est une forme de cinéphilie extrêmement politisée".
La présence de l’algérienne Meryem Nejwa Belkaid a permis de survoler le développement de la cinéphilie en Algérie en lien avec l’internet. En effet, Belkaid estime que : « concomitant à ce moment important qui est la guerre civile pendant laquelle « Chrysalide » se développe et que les réalisateurs tels que Hassen Ferhani, Karim Moussaoui, Jamel Karkar et qui vont finir par faire des films, concomitant à cela, il y a un élément très important sur lequel ils reviennent, c’est le développement d’internet dans une Algérie totalement fermée dans laquelle il est difficile de faire des films, eux ils passent de ce ciné-club dans lequel ils discutent et débattent et apprennent à un moment solitaire. Internet leur permet de voir des films mais pas seulement. Leur cinéphilie va aussi se nourrir de textes, par exemple Jamel Karkar va découvrir, grâce à Internet, la théorie. Il va lire des textes auxquels il n’a pas forcément accès, des textes de critiques de cinéma. Beaucoup de jeunes algériens et algériennes, dans les années 90 et 2000, même si les activités culturelles sont difficiles à organiser, c’est toujours l’institut français qui prend l’initiative de diffuser des films algériens, produits et financés par des algériens, donc c’est dans cette situation tendue et de circulation difficile des films, que les jeunes vont se saisir de l’outil internet pour voir des films qui vont être de plus en plus disponibles via le streaming ».
Et à Belkaid de continuer « je ne pense pas que la cinéphilie solitaire soit antinomique de ce que nous disons car finalement elle crée une culture cinématographique, ce qui fait qu’aujourd’hui par un miracle ou par une révolution, on pouvait diffuser du cinéma en Algérie de manière plus libre et mieux organisée, du coup, les films de Ferhani, de Moussaoui seraient à l’affiche plusieurs semaine de suite, je parle du cinéma indépendant par ce que l’autre se débrouille très bien. On aurait un public qui est avisé, pas un public fermé. On l’a vu pendant le Hirak, on a vu que cette jeunesse est connecté au monde et qu’elle avait à la fois une culture cinématographique et aussi politique qui n’attends que de s’exprimer».
En annonçant la tenue d’une prochaine rencontre sur la cinéphilie au mois de février prochain, Kmar Ben Dana a conclu en disant que les cinéphilies au Maghreb sont à pister selon des contextes politiques, technologiques et selon l’évolution des sociétés où elles naissent. Cet appel vient justement souligner l’intérêt toujours grandissant pour le cinéma au moment même où certaines voix s’élèvent pour annoncer sa mort. Parler du cinéma, aimer les films, les voir en salles ou en solitaire, en débattre, faire acte de transmission, de parole partagée ou d’images révélatrices de l’humain dans toutes ses formes sont autant de moyens de garder vive la flamme du cinéma.
Chiraz Ben M’rad